Au-delà des « savoirs fondamentaux », repenser le collège…

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Gabriel Attal, lorsqu’il était ministre de l’Éducation Nationale, avait clairement affiché sa volonté d’en finir avec le collège unique, mis en place en 1975 par une réforme portée par son lointain prédécesseur René Haby. Avant de pousser plus en avant la réflexion sur ce sujet, il est sans doute nécessaire de revenir aux origines de cette réforme.

L’instauration du collège unique constitue une étape-clé du processus de démocratisation de l’enseignement, initié à partir de 1880 par les lois Ferry. Mais si ces lois ont permis de généraliser la scolarité primaire des jeunes français dans le cadre d’une école publique laïque, gratuite et obligatoire, elles n’avaient dans un premier temps pas rompu avec la cohabitation de deux ordres scolaires étanches, le primaire, destiné aux enfants du peuple, et le secondaire, réservé aux enfants de la bourgeoisie (Delignières, 2020).

Dans les années soixante, le système scolaire conservait les scories de cette structuration, laissant cohabiter les collèges d’enseignement général (CEG), établissements issus des cours complémentaires de l’enseignement primaire et encadrés par des professeurs d’enseignement général de collège (PEGC) bivalents, et les collèges d’enseignement secondaire (CES) anciens premiers cycles des lycées, confiés à des professeurs certifiés ou agrégés spécialisés dans une seule discipline. Cette cohabitation devenait difficilement tenable, dans la mesure où une instruction de 1959 du ministre Berthoin prolongeait l’obligation scolaire à 16 ans. La réforme de 1975 supprime la distinction entre CEG et CES, créant de fait une nouvelle institution, le collège unique.

La loi de 1975 ne se contentait pas de cette réforme structurelle : elle faisait également des propositions en termes de programmes, stipulant que « tous les enfants reçoivent dans les collèges une formation secondaire. Celle-ci succède sans discontinuité à la formation primaire en vue de donner aux élèves une culture accordée à la société de leur temps. Elle repose sur un équilibre des disciplines intellectuelles, artistiques, manuelles, physiques et sportives et permet de révéler les aptitudes et les goûts ». Cette formulation suggérait une nécessaire ouverture des programmes du collège unique, au-delà des disciplines traditionnelles des collèges d’enseignement secondaire, vers des enseignements plus diversifiés et plus proches des attentes des milieux populaires. Cette préconisation n’a cependant guère été suivie d’effets, nous y reviendrons dans la suite de ce texte.

Claude Lelièvre (2015) rappelle les réactions des syndicats enseignants lors de la création du collège unique. Le Syndicat National des Lycées et Collèges (SNALC), plutôt classé à droite et attaché à un enseignement fondé sur la transmission des savoirs, estime que cette réforme vise à « faire passer dans les faits le plan Langevin-Wallon et s’inspirer de la doctrine du Parti communiste ». Il reproche aussi à cette réforme de « médiocriser » le système public d’enseignement (et donc de priver les élèves brillants de l’excellence qu’ils méritent), mais aussi d’empêcher l’ascension sociale des élèves méritants issus des milieux populaires.

De son côté, le Syndicat National de l’Enseignement Secondaire (SNES) met en garde « contre les formules publicitaires qui visent à cacher la nature réelle des dispositions arrêtées par M. Giscard d’Estaing et son gouvernement ». Hervé Le Flibec (2020) consacre un long article à expliciter les positions du SNES lors des discussions relatives à la loi Haby. Même si l’instauration du collège unique peut en effet être comprise comme la mise en œuvre par un gouvernement conservateur de propositions progressistes plutôt portées par des partis et des organisations de gauche, elle annonce aussi pour le SNES un contrôle plus étroit du système éducatif par le pouvoir central. Le syndicat estime également que cette réforme est motivée par d’importantes économies d’échelle dans la gestion du dispositif, et conduira à une baisse globale d’exigence, au détriment des élèves issus des milieux populaires.

Un bilan peu reluisant

Quelque 50 ans après son instauration, on peut dire que le « collège unique » n’obtient pas un bilan très favorable. Les évaluations PISA rendent compte d’une baisse de niveau des élèves, notamment en mathématiques, et pointent également la difficulté du système éducatif à corriger l’effet des inégalités sociales, qu’il a plutôt tendance à accroître au fil de la scolarité.

Diverses études pointent les difficultés des enseignants face à l’hétérogénéité des classes dont ils ont la charge surtout face à des effectifs importants. Enfin on constate une dégradation du climat scolaire, avec une hausse des incivilités, voire des violences vis-à-vis des enseignants.

D’un autre côté, on peut se demander si le « collège unique », cet idéal d’établissement regroupant dans ses classes des échantillons représentatifs de la jeunesse française, toutes origines sociales confondues, a jamais existé (Pugin, 2008, Vie Publique, 2019). La distribution sociale de l’habitat génère de fortes disparités entre collèges privilégiés de centre-ville ou quartiers en voie de gentrification, et collèges sinistrés des quartiers paupérisés. Les parents les mieux informés des subtilités du système savent aussi contourner la carte scolaire pour inscrire leurs enfants dans des établissements les mieux cotés. Enfin les chefs d’établissement ont appris à séparer au sein de leur collège le bon grain de l’ivraie, notamment par le jeu des options (allemand en première langue vivante, classes européennes, classes musicales, etc.). On aura compris que le collège tend à fonctionner sur un mode de ségrégation scolaire, inter- et intra-établissement, ce qui n’empêche cependant pas l’hétérogénéité ressentie par les enseignants.

Quelles solutions ?

Les solutions proposées pour sortir de la crise dans laquelle le collège se débat depuis tant d’années renvoient peu ou prou à trois grands axes de réflexion (Pugin, 2008).

La suppression du collège unique

Il s’agit évidemment de la solution la plus extrémiste, soutenue notamment par l’association traditionnaliste SOS éducation (2022), qui milite explicitement pour le rétablissement d’un examen d’entrée en sixième, le retour du redoublement, et l’élévation du niveau d’exigence aux examens, la proposition de voies professionnelles courtes pour les élèves en difficulté. Certains commentateurs se positionnent régulièrement sur cette ligne, comme Natacha Polony (2005), Maurice Maschino (2008) ou Jean-Paul Brighelli (2020). Pour ces auteurs, la déroute de l’École républicaine est avant tout liée à l’influence néfaste des pédagogistes (Philippe Meirieu étant leur tête de turc préférée). On ne s’étonnera guère que ce courant de pensée accueille de manière bienveillante les annonces récentes du ministre de l’Éducation Nationale.

Il ne faudrait pas rester sur l’idée que ces positions ne renvoient qu’à une frange réactionnaire et droitière de commentateurs. L’opinion publique adhère fortement à ce type de position, ainsi qu’une proportion importante des enseignants. Laurent Frajerman (2023) note ainsi qu’en 1999, seuls 34% des enseignants de collège considéraient que l’instauration du collège unique avait été une réforme positive. Plus récemment, en 2017, 74 % de l’ensemble des enseignants approuvaient l’idée de supprimer le collège unique et d’autoriser l’apprentissage à partir de 14 ans.

Un accroissement des moyens

Une seconde posture ne remet pas en cause la logique du collège unique, et estime possible dans ce cadre d’assurer la réussite de tous, tant des élèves en difficulté que des meilleurs éléments, à condition d’une augmentation conséquente des moyens attribués à l’École. Plus d’enseignants et davantage de ressources. Tout ceci permettrait de réduire les effectifs des classes, afin que les enseignants puissent apporter des aides différenciées aux élèves qui en ont besoin. Il ne s’agit dans ce cadre certainement pas de réduire les exigences disciplinaires, ni les volumes horaires qui y sont associés.

Il s’agit également de permettre aux enseignants de se consacrer exclusivement à leur cœur de métier, la transmission des savoirs disciplinaires, en permettant la prise en charge des problématiques éducatives par d’autres catégories de personnels (infirmières, assistantes sociales, éducateurs, psychologues, etc.).

De nombreux enseignants se reconnaissent dans ce socle de revendications, et il serait trop facile de n’y voir qu’une posture réactionnaire, en nostalgie à une époque révolue où la mission des enseignants était plus simple, centrée sur la transmission disciplinaire pour des élèves ne demandant qu’à apprendre. On retrouve aussi sur cette ligne des groupes de réflexion progressistes, comme le Groupe de Recherche sur la Démocratisation Scolaire (voir par exemple Beitone, 2014).

Un retour aux objectifs initiaux de la démocratisation scolaire

Une troisième voie de réflexion tend à revenir sur les promesses initiales du collège unique, et se demande si on ne leur a jamais donné l’opportunité de se réaliser. Jean-Paul Delahaye évoque ainsi le « vice de forme » qui a entaché dès l’origine le collège unique : « La formule finalement retenue en France en 1975, à savoir un collège davantage « secondaire inférieur » ou « petit lycée », plutôt qu’un collège « primaire supérieur » situé dans la logique de la scolarité obligatoire, a certes permis de vaincre les résistances de l’enseignement secondaire général pour l’accueil des enfants du peuple mais n’a certainement pas été le moyen le plus efficace de construire une école pour tous » (Delahaye, 2023a). Problématique le plus souvent occultée dans les débats actuels. Mais en effet que pouvait-on espérer d’une réforme étendant brutalement à l’ensemble de la jeunesse française un enseignement pensé à l’origine pour les catégories les plus favorisées ?

Le Collectif d’Interpellation du Currriculum a publié le 6 décembre 2023 une lettre ouverte au ministre de l’Éducation Nationale développant ce point de vue (GICUR, 2023). D’autres contributions, de la même veine, ont été publiées par Jean-Paul Delahaye (2023b) et Patrick Rayou (2023). Au-delà du constat du caractère réactionnaire et hors-sol des récentes annonces du ministre, ces contributions avancent des pistes de réflexion pour penser autrement le collège. Elles appellent avant tout à une grande et longue concertation, dans les établissements et au niveau national, pour travailler en profondeur sur les finalités et le curriculum du collège, plutôt que d’accumuler en quelques semaines des propositions ponctuelles, sans perspective d’ensemble.

Il s’agit donc avant tout de revenir aux origines du collège unique, dont les promesses initiales ont rapidement été négligées, et de résister face aux perspectives actuelles, qui tendent à faire du collège une gare de triage, séparant précocement les élèves selon des destins scolaires contrastés. Revenir donc à l’idée d’un collège qui permettrait à tous les élèves d’accéder à une culture qui soit commune à tous, « à la fois émancipatrice pour chacun et acceptée par tous comme bien commun » (GICUR, 2023). Un certain nombre de pistes de réflexion sont avancées.

C’est tout d’abord la nécessité de redonner du sens et de la cohérence au parcours du collégien. Ceci concerne évidemment au premier chef les élèves, « tiraillés entre une dizaine de disciplines qui ne se rencontrent pas et qui ne font pas sens pour eux », mais aussi les enseignants, « écartelés entre 36 injonctions contradictoires, entre transmission de connaissances ou de compétences, socle commun ou programmes et textes à objectif éducatif (environnement, citoyenneté, etc.) » (GICUR, 2023).

C’est aussi une interrogation sur l’hyper-valorisation des savoirs « abstraits » et décontextualisés, et la proposition de faire place à des versants plus « agis » de la culture : « les savoirs « manuels », techniques, artistiques, domestiques », et aussi des savoirs renvoyant à des activités réelles, que les élèves côtoient dans leur quotidien (GICUR, 2023). Dans le même esprit, Patrick Rayou affirme que les collégiens « disent en effet aimer apprendre, à l’école ou en dehors. Mais les savoirs scolaires leur paraissent surtout utiles pour « plus tard » et peu en lien avec les savoirs acquis à l’extérieur » (Rayou, 2023). Jean-Paul Delahaye ajoute opportunément qu’« on ne réduit pas l’importance fondamentale des contenus à enseigner, et on ne « nivelle pas par le bas » comme le craignent certains, quand on travaille à définir des savoirs pour émanciper tous les élèves et non pour servir à la sélection sociale » (Delahaye, 2023b).

C’est ensuite la nécessité de réformer les formes et fonctions de l’évaluation, qui vise davantage actuellement à hiérarchiser les élèves qu’à mettre en évidence leurs acquis. Il s’agirait de revenir à la logique curriculaire de 2015, dans laquelle « l’idée était de s’entendre d’abord sur les finalités éducatives de l’école, puis de demander aux différentes disciplines comment elles y contribuaient » (Rayou, 2023). Dans ce cadre, « même si des bilans de fin d’année étaient maintenus, c’est au long de tout un cycle, sur plusieurs années donc, qu’on formait les élèves à des connaissances et compétences qui n’étaient évaluées qu’à la fin » (Rayou, 2023).

Enfin il s’agirait de faire du collège un « lieu de l’apprentissage et de l’exercice de la démocratie » (GICUR, 2023). Au-delà de l’apprentissage des « valeurs républicaine », il est plutôt ici question de la construction de « compétences de vie » (Develay, 2023).

Dans l’ensemble, il s’agit plus ou moins de réactiver les principes de la loi de 1975, rappelés précédemment, et aussi les débats qui ont préparé l’élaboration du socle commun de connaissances, de compétences et de culture de 2015. Ceux qui suivent mes contributions auront évidemment compris que je me reconnais entièrement dans cette troisième voie de réflexion. Le collège unique est un bien infiniment précieux, et les pistes qui viennent d’être évoquées méritent d’être débattues, enrichies et défendues.

Certains diront sans doute que ces philosophes de l’éducation sont vraiment hauts perchés et qu’ils feraient bien de redescendre sur terre. Je pense au contraire que ce niveau d’analyse est absolument essentiel, surtout face à la frénésie réactionnaire du gouvernement actuel, en matière d’Éducation Nationale, et face à la pauvreté des débats, qui risquent de se limiter à des discussions enflammées sur la couleur du liseré des pantalons de l’uniforme attalien.

Références

Beitone, A. (2014). Éducations à… Ya basta ! Site du GRDS, 25 mai 2014.

Brighelli, J.-P. (2020). Giscard, l’an 01 de l’apocalypse scolaire. Marianne, 3 décembre 2020.

CICUR (2023). Lettre ouverte sur le collège, adressée par le Collectif d’interpellation du curriculum (CICUR) à M. le ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse. Hypothèses, 6 décembre 2023.

Delahaye, J.-P. (2023a). Renoncer au collège unique ou réparer le vice de forme initial ? L’Obs, 13 décembre 2023.

Delahaye, J.-P. (2023b). Huit semaines pour conforter le collège unique, pas pour y renoncer. Le Club de Médiapart, 8 octobre 2023.

Delignières, D. (2020). Démocratisation scolaire : l’évolution des paradigmes (1880-2020).  Blog, le 20 Août 2020.

Develay, M. (2023). Les compétences de vie.  Café Pédagogique, 26 juin 2023

Frajerman, L. (2023). Les enseignants et la réforme Attal. Hétérogénéité, redoublement, compétences.... Site personnel, Engagement, mouvements sociaux & éducation, 23 décembre 2023.

Le Fiblec, H. (2020). L’invention de la loi Haby. Points de repères, 43, juin 2020.

Lelièvre, C. (2015). La loi Haby a été promulguée il y a quarante ans déjà. Blog Educpros, 10 juillet 2015.

Maschino, M. (2008). L’école de la lâcheté. Paris : J’ai Lu Document.

Polony, N. (2005). Nos enfants gâchés – Petit traité sur la fracture générationnelle. Paris : Jean-Claude Lattès.

Pugin, V. (2008). Le « collège unique » : réalisations, difficultés, propositions. Millénaire 3, Juin 2008.

Rayou, P. (2023). Comme si notre système peinait désormais aussi à faire réussir les bons élèves. Café Pédagogique, 21 décembre 2023

SOS Éducation (2022). Les 30 mesures de SOS Éducation pour l’école. Site SOS Éducation, 24 juin 2022.

Vie Publique (2019). Le débat sur le collège unique. Vie Publique, 28 juin 2019.

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