Une École sans boussole, une société sans repères : et l’EPS dans tout cela ?

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Interdiction de l’Abaya, cours d’empathie, manuels imposés, méthodes pédagogiques prescrites, abandon du collège unique, choc des savoirs, uniforme, groupes de niveau, examen d’entrée en seconde, réarmement civique, enseignement de l’histoire des arts, cours de théâtre… Le maelstrom des annonces gouvernementales n’en finit pas de déferler sur l’École. Mesures hors-sols, au financement incertain, au réalisme plus que douteux, vu notamment les difficultés de recrutement de personnels qualifiés. On serait tenté, pour se rassurer, de n’y voir que la marque d’un amateurisme de bon aloi (mais ces gens sont quand même au pouvoir depuis sept années), ou la recherche d’une majorité d’opinion, à l’approche d’échéances électorales difficiles. Se dessine cependant de plus en plus clairement un projet néolibéral, protégeant les trajectoires d’excellence des enfants des classes privilégiées, et vouant ceux des classes populaires à l’orientation précoce vers des formations courtes et professionnalisantes.

Si les politiques se gargarisent de ce patchwork débridé, il reviendra aux chefs d’établissement et aux enseignants de satisfaire aux exigences de leurs tutelles, et de faire fonctionner, tant que faire se peut, ces injonctions diverses. Frédéric Grimaud y voit une technique de management assez perverse : « Tout cela peut ressembler à des caprices de ministres, à des injonctions fantaisistes qui n’auront pour effet que de glisser sur le métier et au fond de ne jamais s’inscrire dans la culture professionnelle. Ou bien, si l’on prend le temps d’y regarder de plus près, cela revêt les atours d’une manière historique de gouverner les travailleuses et les travailleurs en leur imposant des consignes au bord de l’absurde » (Grimaud, 2023). Et si les enseignants pourront s’en tirer par le jeu d’une salutaire résistance passive, on peut s’attendre aussi à ce que les recteurs et les corps d’inspection mettent en œuvre les pressions nécessaires pour satisfaire, au moins a minima, ces caprices gouvernementaux…

On peut comprendre les états d’âme des enseignants, harcelés par un profbashing insistant, sous-payés, confrontés à des effectifs pléthoriques, caporalisés, et ouvertement méprisés par leur nouvelle ministre…

L’EPS en ligne de mire

Les enseignants d’EPS ont quelques raisons de se sentir plus particulièrement visés. Personne n’a oublié l’épisode du 2S2C, qui visait explicitement à suppléer aux « insuffisances » de l’EPS, en faisant appel à des intervenants extérieurs, sur le temps scolaire. Cette défiance a continué avec les dispositifs « 30 minutes d’activité physique quotidienne », pour le primaire, et « deux heures d’activité physique et sportive en plus par semaine », pour le collège. On peut aussi évoquer le rapport de la Cour des Comptes (2019), qui parlait d’une « divergence profonde de vision entre la conception de l’instruction physique et sportive [sic] en tant que discipline d’enseignement et les attentes du mouvement sportif ». On peut aussi rappeler la nomination d’Olivier Girault à la tête de l’UNSS, alors qu’il s’était autorisé, quelques semaines plus tôt, à afficher tout le mépris qu’il cultivait à l’égard des enseignants d’EPS (« aujourd’hui, nos profs de sport ne savent même plus faire une roulade »).

Pour faire court, disons que l’EPS n’est guère en odeur de sainteté auprès des instances centrales et des ministres de l’Éducation Nationale. Trop coûteuse, peu efficace, que ce soit dans des perspectives de santé publique ou dans la construction d’une élite sportive. Le ministère a récemment supprimé les enseignements de technologie en 6ème, au profit des « savoirs fondamentaux ». Ce type de mesure doit évidemment alerter les enseignants sur la propension du gouvernement à éjecter de l’École ce qui ne lui paraît pas « utile », ou de confier à des intervenants extérieurs ce qu’il estime que l’École est incapable d’assurer correctement. Pour les enseignants d’EPS, il est de ce fait nécessaire d’avoir une vision claire des attentes de l’exécutif dans les domaines qui les concernent.

Les politiques « sport-santé » du gouvernement

La problématique de la sédentarité des modes de vie, et de ses corrélats en termes de surpoids et d’obésité, a profondément marqué les représentations ces dernières années. Le collectif Pour une France en Forme évoque à ce propos un « tsunami d’inactivité physique et de sédentarité », avec des risques de morbidité et de mortalité précoces (Pour une France en Forme, 2023). La panacée, vis-à-vis de ce fléau, est exprimée par un mot d’ordre simple, repris à l’envi par les instances de santé, de sport et d’éducation : il faut inciter les individus, à domicile, au travail, à l’école, dans leurs déplacements, dans leurs loisirs, à « bouger ».

Le gouvernement a ainsi fait de l’activité physique et sportive la Grande cause nationale de l’année 2024, affirmant « profiter de l’élan olympique pour inciter les Français à bouger » (Gouvernement, 2023). Malgré cette référence à l’olympisme, la préoccupation centrale reste l’activité physique, définie comme « tout mouvement volontaire produit par les muscles du corps humain qui requiert une dépense d’énergie ».

Par une évolution sémantique étonnante, « faire du sport » est ainsi devenu synonyme de « bouger » (Couturier, 2020). L’Institut National de la Jeunesse et de l’Éducation Populaire, dans sa présentation du baromètre national des pratiques sportives reconnaît que dans cette enquête « « le sport » s’entend dans son acception la plus large : [recouvrant] à la fois la pratique physique récréative, comme la marche en pleine nature, et la pratique en compétition » (INJEP, 2023). Cette conception élargie permet à cet institut d’avancer le chiffre de 60 % des Français de 15 ans et plus ayant pratiqué une activité physique et sportive régulière en 2022. Ce chiffre monte même à 81% si l’on inclut les pratiques occasionnelles et le mode de déplacement principal au quotidien (à pied, à vélo ou en trottinette) (Müller, 2023). Les activités les plus prisées par les pratiquants réguliers sont « la marche et la course » (47%), les « activités de forme et de gymnastique » (26%) et les « sports de cycle » (21%). Enfin 24% des pratiquants s’adonnent à leur activité à domicile, de manière solitaire (Müller, 2023). Les pratiques sportives « traditionnelles », associatives, collectives, encadrées, ne représentent que portion congrue (seuls 21% des pratiquants réguliers sont inscrits dans un club ou une association).

Si ce baromètre délivre (ou vise à délivrer) un message optimiste sur le volume de pratique, on peut s’inquiéter de la dérive individualiste, et aussi de la centration hygiénique qu’il dévoile. On peut n’y voir qu’une évolution des goûts dans la société à laquelle il est nécessaire de s’adapter. On peut aussi l’analyser comme une dérive liée à l’idéologie néolibérale qui façonne les sociétés occidentales, et de son corrélat que Lipovetsky (2006) a dénommé hypermodernité, une évolution des modes de vie caractérisée par la centration sur l’individu et sa responsabilité, le développement personnel, la recherche du plaisir immédiat, l’hyperconsommation (Delignières, 2021a). Dans ce cas on a sans doute quelque légitimité, en tant qu’enseignant, en charge de l’éducation des générations futures, ou simplement en tant que citoyen, à réfléchir sur un autre modèle sociétal, et à promouvoir l’investissement d’autres modes de pratique (Delignières, 2023a).

Cette idéologie du bouger à tout prix a été explicitement à la base du lancement du dispositif « 30 minutes d’activité physique quotidienne » en 2021, pour les élèves des écoles primaires et l’expérimentation « 2 heures de sport au collège », en 2022. Propulsés par des annonces tonitruantes à propos de la « construction d’une Nation sportive », dans la dynamique des Jeux Olympique de 2024, mais principalement centrés sur des problématiques de santé publique, ces dispositifs sont tous deux présentés comme des « compléments » à l’EPS. Ces argumentaires officiels peinent cependant à expliquer en quoi ils se distinguent des enseignements obligatoires. Les critiques ont été vives à l’égard de ces dispositifs, notamment de la part du SNEP (voir les réactions de Claire Pontais (2021) et de Coralie Benech (Ben Hamouda, 2023)) : mépris à l’égard des enseignants, concurrence sur les installations, disparités territoriales, etc... Il aurait été évidemment plus rationnel d’opter pour des solutions pérennes, en accroissant l’horaire d’EPS à tous les niveaux de la scolarité, en recrutant les enseignants nécessaires, en renforçant leur formation, initiale et continue, et en leur donnant des conditions d’exercice décentes (Delignières, 2021b). Évidemment, les dispositifs proposés par le gouvernement coûtent infiniment moins cher.

Le dernier de ces dispositifs, « 2 heures de sport au collège » semble d’ailleurs rencontrer quelques difficultés de mise en œuvre (Dréan, 2023), et un récent rapport de l’INJEP montre que si les collégiens volontaires donnent des avis positifs à cette expérience, ce sont plutôt des élèves déjà engagés dans les pratiques qui y participent (Louhab, 2024). Ce qui inspire à Patrick Bayeux (2024) un commentaire ironique : « le dispositif arrose où c’est humide ». Pour toucher les élèves éloignés de la pratique sportive, il faudra sans doute trouver autre chose…

On peut enfin douter de « l’effet Jeux Olympiques », avancé par Tony Estanguet, pour porter et pérenniser ces actions. Dans le contexte actuel, entre incertitudes internationales et mécontentement national, avec une ministre en grandes difficultés, la fête olympique risque de ne pas être au rendez-vous (Lepeltier, 2023).

Pour résumer, les conceptions du gouvernement actuel semblent essentiellement centrées sur la lutte contre la sédentarité, avec une centration sur une définition cardio-vasculaire de la santé. Les interventions préconisées ne relèvent pas d’un enseignement : il ne s’agit que d’ouvrir des plages et des espaces de « gesticulation », d’essayer d’y motiver les élèves, en espérant qu’ils construisent à cette occasion des habitudes durables. Les préconisations du ministère insistent sur le côté ludique de ces activités : pas d’apprentissage difficile, une approche essentiellement ludique, du plaisir avant tout…

Comment l’EPS se positionne-t-elle dans ce contexte ?

On a compris que s’ouvre une lutte, entre le ministère et les enseignants, sur la nature des enseignements délivrés à l’École. Toutes les disciplines scolaires sont concernées, mais l’EPS est particulièrement ciblée. Et même si beaucoup ont poussé des cris d’orfraies à la possible assimilation de l’EPS à une gesticulation effrénée, l’idée d’une jeunesse fraîche et joyeuse qui « bouge » et se dépense avec plaisir n’est cependant pas entièrement étrangère à certains courants de pensée dans la discipline. Il convient sans doute de s’en rendre compte…

Les « activités physiques d’entretien »

Le retour à l’hygiénisme n’est pas qu’une lubie médicale et gouvernementale. Il faut reconnaître qu’elle a largement imprégné l’EPS, notamment avec l’introduction des « activités physiques d’entretien et de développement personnel », dans ce que l’on dénomme actuellement le « champ d’apprentissage n°5 ». La place de ces activités dans les lycées, mais également dans les collèges dans lesquels ce champ d’apprentissage n’apparaît pourtant pas, dénote l’intérêt des enseignants, mais aussi l’attractivité qu’elles suscitent chez les élèves. Ces activités semblent avoir aussi bénéficié d’une attention appuyée des inspections pédagogiques : « le déploiement des forces d’encadrement (IPR) est sans précédent dans notre discipline pour imposer ces activités à tous » (Couturier, 2013). Il déplore cependant qu’en comparaison aux autres pratiques sportives et/ou artistiques exploitées en EPS, « ces activités sont pauvres sur le plan technique, sur le plan émotionnel, sur le plan de l’imaginaire… » (Couturier, 2013).

Je me suis largement exprimé sur ces activités qui au-delà de leur caractère débonnaire, flattent surtout l’individualisme et la centration sur soi, dimensions centrales de l’hypermodernité que j’évoquais précédemment (Delignières, 2021a). Par ailleurs, j’ai quelque réticence à faire de l’EPS une propédeutique au marché (lucratif) de la forme.

Les « activités nouvelles »

Une autre manifestation de cette contamination hypermoderne de l’EPS est l’émergence d’un zapping au sein d’un florilège d’« activités nouvelles », dont les collègues rendent fréquemment compte sur les réseaux sociaux : Spikeball, Bumball, Kinball, Poullball, Foobaskill, Tchoukball, Quidditch, Double dutch, Frontball,… Les collègues justifient le recours à ces activités par le souhait de diversifier leur enseignement, d’éviter les contraintes de performance, de compétition et d’apprentissage de techniques, de ne plus faire subir aux élèves les rigueurs des activités sportives (Delignières, 2021a). Ces activités permettent en effet une pratique essentiellement ludique, et procurent aux élèves un plaisir immédiat. On n’est pas loin du « bouger »…

Cette quête des « activités nouvelles », associée au rejet explicite des activités sportives traditionnelles, laissent planer la menace d’une EPS où il n’y aurait plus rien d’explicite à apprendre, mais uniquement des jeux à pratiquer, et du plaisir à éprouver. Christian Couturier alerte sur les dangers d’une telle évolution pour l’EPS : « on pourrait alors considérer qu’elle n’a pas de savoirs spécifiques, et donc qu’elle n’est pas une discipline, mais simplement une « activité » ou un temps scolaire. » (Couturier, 2023). Une discipline scolaire qui deviendrait peu ou prou un espace d’animation, au sein de l’École, et avant tout préoccupée du bien-être et de la santé des élèves…

« Bouger » comme savoir fondamental.

La rhétorique des « savoirs fondamentaux » est devenue le mantra des politiques éducatives de droite (Delignières, 2023b). La nouvelle ministre de l’Éducation Nationale, de la Jeunesse, des Sports et des Jeux olympiques et paralympiques, a ainsi déclaré dans son discours lors de la cérémonie de passation des pouvoirs : « je veux que notre devise « lire, écrire, compter », s’enrichisse aussi du mot « bouger » » (MENJSJOP, 2024). Une telle évolution pourrait à terme tendre à assimiler professeurs d’EPS à de « simples préparateurs physiques scolaires » (Derigny et al., 2024). Christian Couturier évoque ironiquement l’attrait que cette idée pourrait avoir pour certains :  si l’on considère que beaucoup d’élèves sont en échec en EPS, il faut réduire les ambitions, retirer des contenus tout ce qui renvoie aux apprentissages techniques élaborés : « Que reste-t-il ? Bouger ! […] Donc l’École devrait, à minima, « faire bouger » tout le monde, c’est bon pour la santé » (Couturier, 2013).

Certains ont en effet cru trouver une planche de salut pour l’EPS en suggérant de l’inscrire dans le club très fermé des disciplines contribuant à la transmission de ces savoirs essentiels. Ainsi une collègue a récemment affirmé que « nous pourrons donc espérer qu’un jour, au même titre que le savoir lire et le savoir compter, le « savoir bouger » fasse partie des savoirs fondamentaux qui sont donc indiscutables et acceptés de tous au sein de l’école » (Dal, 2023).

 Soyons clair : les « savoirs fondamentaux » représentent le socle minimal que tous devront atteindre, mais dont les enfants des milieux défavorisés devront se contenter, avant d’être orientés vers des voies plus adaptées à leur destin… On conçoit sans problème qu’il soit devenu un point d’ancrage de la pensée néolibérale en éducation. Mais il ne faudrait certainement pas imaginer que l’EPS puisse accéder au statut de « discipline essentielle » parce qu’elle s’inscrirait toute entière dans ce socle des savoirs fondamentaux.

Les programmes de l’EPS

L’EPS est aussi pénalisée par ses propres programmes, dont les rédacteurs semblent avoir de fortes difficultés à s’extraire des pesanteurs historiques, et à s’approprier les concepts nouveaux. Je pense notamment au recours insistant au modèle des « champs d’apprentissage », une classification bricolée voici une trentaine d’années, dont les incohérences ont été maintes fois dénoncées, mais qui semble indéboulonnable dans la réflexion institutionnelle (Delignières, 2021c). On peut évoquer également l’opérationnalisation délirante du socle commun de 2015, mettant l’EPS au service de compétences transversales aux contours incertains. L’EPS est alors « assignée au renseignement du controversé livret de compétences […], synonyme pour nombre de collègues d’usine à cases absurde, déconnectée du terrain » (Majewski, 2024). C’est aussi une conception analytique des compétences, distinguant les compétences « motrices », « méthodologiques » et « sociales ». Les derniers textes sur les « attendus de fin de lycée », envisageant l’évaluation séparée de ce qui aurait dû rester intégré dans une définition cohérente du concept de compétence, sont proprement affligeants (Delignières, 2020a). Cette dérive a atteint son paroxysme dans les programmes EPS du Lycée professionnel (Donate, 2023).

Une refondation rigoureuse de la discipline.

On comprendra que la période actuelle est plus que propice à une réflexion de fond sur l’EPS, sur ses finalités, sur ses contenus, sur sa place dans l’École, à tous les niveaux de la scolarité. Les perspectives ouvertes par le ministère sont inquiétantes, et je ne suis pas persuadé que les évolutions actuelles de la discipline la mettent en position de force dans les combats qu’il va falloir rapidement engager.

Je tiens à saluer les efforts réalisés par le SNEP-FSU, dans le cadre de sa démarche de constitution de « programmes alternatifs » (Équipe pédagogie du SNEP, 2022). Il ne s’agit pas ici de la proposition d’une pratique innovante, mais d’une tentative de refondation totale de la discipline. C’est suffisamment rare pour être souligné. J’incite les enseignants et étudiants à consulter ces contributions, et à essayer de se les approprier activement. Même si je conserve certains points de désaccord avec ces propositions[1], elles représentent un socle de réflexion susceptible de redonner une solide boussole à l’EPS, qui me semble en manquer cruellement à l’heure actuelle. Je rappelle brièvement l’essentiel de ces propositions :

Une définition claire des contenus de la discipline

Ce projet des programmes alternatifs est surplombé par une proposition essentielle, définissant l’EPS comme l’étude des APSA. : « les savoirs principaux de l’EPS sont les techniques propres au but et aux significations culturelle et sociale de chaque APSA, son cadre réglementaire ou symbolique, ses codes culturels et sociaux. Elles trouvent leurs origines dans la spécificité historique de l’activité humaine en jeu dans chacune d’elles, ses contradictions, ses inventions, ses évolutions. Ces savoirs intègrent des démarches, des attitudes ou comportements caractéristiques de chaque APSA, ou communes à certaines d’entre elles. Ce corpus constitue le cœur disciplinaire de l’EPS » (Équipe pédagogie du SNEP, 2022). Les activités visées par cette proposition sont supposées posséder une certaine épaisseur culturelle, une longue histoire institutionnelle, un processus de perfectionnement des techniques et des règlements. On les qualifie de « patrimoniales », dans la mesure où elles représentent un héritage des générations passées.

Cette option culturaliste correspond à une fonction fondatrice de l’École, qui est de « permettre l’appropriation […] des éléments les plus significatifs de la production humaine, et les plus pertinents pour pouvoir soi‐même comprendre et agir dans le monde actuel » (Couturier, 2012). Et l’auteur ajoute que « ce qui vaut par principe pour l’enseignement des mathématiques, des sciences expérimentales, des arts, du français, des langues étrangères, de la technologie, doit valoir pour l’EPS. ».

Enfin, puisqu’il faut appeler un chat un chat, cette « étude des APSA » renvoie explicitement à une démarche d’entraînement dans chacune des activités retenues. Cette proposition, évoquant « l’entraînement comme méthode pour entrer en culture » (Équipe pédagogie du SNEP, 2022), rappelle évidemment les propos de Jean Vivès, voyant le professeur d’EPS comme un entraîneur polyvalent… (Vivès, 1996).

Maintenir un niveau d’exigence élevé

En contraste avec les approches qui tendent, face à l’échec des élèves, ou à leur manque d’engagement, de réduire le niveau d’exigence pour aller vers des entrées ou des pratiques, plus aisées, plus ludiques, procurant réussite et plaisir immédiats, les programmes alternatifs se proposent au contraire de conserver une forte ambition dans la maîtrise des APSA : « Rien de notable ne se fera selon nous sans s’atteler à l’utopie concrète de viser 100% de réussite, sans baisser les exigences. Car si l’EPS a participé à la démocratisation de l’accès aux pratiques, elle n’a pas fait la preuve, loin de là, de sa capacité à viser un haut niveau pour tous et toutes » (Couturier, 2013). Face à une attitude souvent défaitiste de certains, les programmes alternatifs proposent, à l’instar des autres disciplines scolaires, de ne rien lâcher sur les exigences d’appropriation des savoirs : « Y a-t-il des élèves en difficulté voire en échec en mathématiques ? Oui, bien sûr. Mais il ne traverse la pensée de personne de supprimer les opérations mathématiques en vue de la résolution des problèmes pour résoudre ces difficultés et mettre fin à l’échec des élèves dans cette discipline scolaire » (Svrdlin, 2023).

Le choix des APSA

Les programmes alternatifs proposent l’abandon de la classification par champs d’apprentissage, et proposent plutôt de revenir à l’idée de groupes d’activités, une classification pragmatique fondée sur l’expérience professionnelle, permettant de circonscrire les pratiques retenues pour l’École (Équipe Pédagogie du SNEP, 2022). Cette classification ne vise pas à intégrer la totalité de la culture physique sportive et artistique mais elle donne des points de repère pour construire une culture commune.

Identifier les savoirs

Un des principaux reproches adressés aux récents programmes est d’avoir renoncé à la détermination des compétences attendues, laissant aux équipes pédagogiques le soin de les déterminer. Afin de conserver le caractère national des programmes, le SNEP considère qu’il est nécessaire d’identifier, au sein de chaque APSA retenue, les « savoirs significatifs ou révélateurs des pouvoirs d’action et de pensée requis » (Couturier, 2013). Il s’agit donc de repérer, dans chaque APSA, trois ou quatre étapes de progressivité. A noter que ces étapes ne sont pas indexées à des niveaux de classe, mais essentiellement à des durées de pratique dans l’APSA. On trouvera sur le site du SNEP des « fiches APSA », proposées par des collègues spécialistes des activités concernées, et indiquant ces repères de progressivité.

La nature des acquisitions

Centrées sur les APSA, les acquisitions visées ne peuvent ignorer les techniques spécifiques des activités étudiées. Elles ne s’y limitent cependant pas, et les propositions visent « à relier ce qui a été disjoint ces dernières années : technique, signification, code, règlement, symboles, histoire, démarches, attitudes… » (Couturier, 2023). Bien que les contributeurs de ces programmes alternatifs rechignent à utiliser le terme de compétences, au vu des dérives que ce concept a connu ces derniers temps, c’est bien ce niveau d’intégration qui est visé, faisant fonctionner en système techniques, méthodes d’entraînement, relations interpersonnelles, dans une « tranche de vie » sportive ou artistique (Delignières, 2019). Et dans ce cadre, c’est bien la performance qui reste le révélateur le plus pertinent du niveau de compétence atteint par l’élève (Svrdlin, 2023).

Les éducations à…

Si ces programmes rejettent l’idée d’une EPS contributive, au service d’objectifs qui lui sont extérieurs, le rôle de l’étude des APSA dans la poursuite des « finalités citoyennes » est clairement revendiqué. Chercher à progresser dans ces activités, « c’est une école de la responsabilité et de la prise de décision. Les élèves apprennent avec et grâce aux autres, au travers des rapports sociaux, propres aux APSA » (Équipe Pédagogie du SNEP, 2022). C’est reconnaître que les APSA, dans leur expression sociale, représentent des lieux majeurs d’expression de la citoyenneté (Delignières, 2016), et que leur pratique au sein de l’École constitue en soi une formation citoyenne.

La problématique de la santé est également intégrée : « Nous défendons l’idée qu’entrer dans une culture sportive ou artistique, y trouver du sens et de la motivation, est la meilleure façon de permettre à un·e jeune de prolonger, stabiliser et pérenniser son engagement physique aux différents âges de la vie » (Majewski, 2024). Il y a en effet deux manières de concevoir la construction d’un habitus santé : soit on estime que cela peut passer par la réussite spontanée des élèves, le plaisir immédiat, laissant des « traces positives » (Belhouchat et al., 2023), soit on pense que cela requiert l’accession des élèves à une réelle construction de compétences dans les APSA (Delignières, 2020b). Les programmes alternatifs ont clairement choisi la seconde option.

Un parcours de formation en EPS

Les programmes alternatifs font également des propositions longitudinales, envisageant les contours d’un parcours de formation disciplinaire, de l’École primaire au Lycée. A l’école primaire, il est conseillé de programmer la natation, les activités athlétiques, les jeux et sports collectifs, les activités artistiques tous les ans. Dans l’enseignement secondaire, l’accent est mis d’une part sur l’ouverture culturelle, avec des séquences relativement courtes, mais aussi sur des séquences d’enseignement suffisamment longues et répétées au fil de la scolarité pour permettre d’approfondir et de stabiliser les apprentissages dans certaines APSA. Au collège, la programmation pourrait proposer sur les quatre années un approfondissement d’un minimum de 80 h dans une APSA, un volume de 40 h minimum pour d’autres APSA pour des apprentissages stabilisés, et un volume de 20 h pour des cycles de découverte. Au lycée, l’élève devrait arriver au baccalauréat avec deux activités choisies : une majeure (60 h) et une mineure (40 h). Les durées indiquées renvoient aux horaires actuels de la discipline, mais devraient être augmentées si l’EPS accédait aux quatre heures hebdomadaires, comme le revendique le syndicat.

L’identité de l’EPS.

Cette focalisation sur les pratiques culturelles patrimoniales correspond à une réorientation forte de la discipline. Jean Lafontan questionne d’ailleurs sa dénomination actuelle d’Éducation Physique et Sportive, supposant que le « et », « crée une niche qui ouvre un espace « d’éducation physique », à côté des APSA, promouvant une culture de la motricité, à distance de la culture sportive » (Lafontan, 2023). En accord avec les propositions des programmes alternatifs, il propose donc de parler plutôt d’Éducation Sportive. Une évolution qui me conviendrait parfaitement, et que nous avions d’ailleurs explicitement proposée dans la conclusion des Libres Propos (Delignières, 2006). Mais j’imagine l’émoi de certains, biberonnés avec l’antienne maintes fois répétée : « l’EPS ne se confond pas avec les activités supports de son enseignement ». Il est clair cependant que la définition du « sport » est plus que jamais un enjeu de luttes (Couturier, 2020 ; Delignières, 2020c), et ne voir derrière « l’étude des APSA » qu’une sujétion au sport de haut-niveau et à ses techniques expertes relève soit d’une naïveté totale, soit d’un argumentaire particulièrement caricatural.

Certains ont proposé à l’inverse, pour une plus grande lisibilité de la discipline, de supprimer le « S » de « EPS ». Proposition dangereuse, et qui risquerait de lourdement fragiliser la discipline au sein de l’École (Delignières, 2020d). Jean Lafontan estime justement que l’idée du dispositif « 2 heures de sport au collège », consistant à faire appel à des clubs sportifs, n’a pu germer qu’à la faveur de ce mépris, affiché tant par l’institution que par certains enseignants, à l’égard des pratiques de références de la discipline : « Si l’EPS est sportive alors la décision politique doit la porter à deux heures de plus ; si elle ne l’est pas, comme des forces le réclament, alors on lui accole une béquille « sport » (Lafontan, 2020).

J’avais avancé un argument similaire lors de l’épisode du 2S2C : « Nous avons si souvent répété que l’EPS ne devait pas être confondue avec les activités physiques et sportives support de son enseignement, que l’EPS n’était pas un entraînement sportif, fût-il polyvalent, nous avons tellement voulu scolariser notre enseignement en le parant des atours des disciplines traditionnelles, que lorsque que l’on pense à un enseignement des activités sportives à l’École, […] on se dit que cela n’a rien à voir avec l’EPS… » (Delignières, 2020e).

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J’imagine les réactions que ces propositions vont déclencher : retour à l’Éducation Physique des années soixante, conception passéiste, régression techniciste, etc. Le lecteur pourra trouver dans les références liées au présent texte des réponses à l’ensemble de ces critiques.

Ces programmes alternatifs proposent un cadre de réflexion complet, prenant en compte l’ensemble de la discipline, de l’École Primaire au Lycée. Il ne s’agit pas de propositions destinées à faire fonctionner l’EPS en dépit des inepties des programmes actuels, mais d’une refondation complète destinée à s’y substituer.

L’histoire des programmes, en EPS, a toujours débouché sur des textes de compromis, entre les propositions culturalistes du SNEP et une tradition développementaliste défendue par l’inspection générale. Les programmes alternatifs avancent pour la première fois une orientation globale, des finalités aux mises en œuvre. C’est suffisamment nouveau pour que l’on prenne le temps de les assimiler.

Ce sont aussi des programmes de combat, envers les errements réactionnaires du gouvernement, envers les dérives néolibérales de la société, vers toujours plus d’individualisme et de superficialité, et envers les tentations de certains collègues, davantage à l’écoute des aspirations des élèves que de leurs besoins, en tant que futurs acteurs de la société de demain.

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[1] J’ai quelques points de désaccord avec les collègues du SNEP, notamment par rapport à leur rejet de l’approche curriculaire et du concept de compétence. Ce n’est pas parce que l’institution a massacré des idées qu’elles ont perdu leurs qualités originelles. Mais ce n’est pas l’objet de ce texte.

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Références

Bayeux, P. (2024). Évaluation « 2HSC » / 2 heures hebdomadaires d’APS de plus au collège, le dispositif « arrose où c’est humide ». Site Décideurs du Sport, 31 janvier 2024.

Belhouchat, M., Gagnaire, Ph., Guinot, J., Lavie, F. & Mougenot, L. (2023). Pédagogie de la mobilisation en EPS – Réflexions et orientations – Du plaisir de pratiquer à l’envie durable de progresser. Travaux du groupe ressource « Plaisir & EPS », AEEPS.

Ben Hamouda, L. (2023). “2h de sport au collège”, dans 700 collèges dès la rentrée. Café Pédagogique, 26 mai 2023.

Cour des comptes (2019). L’École et le Sport – Une ambition à concrétiser. Rapport public thématique, septembre 2019.

Couturier, C. (2012). Qu’est-ce que le culturalisme ? Site SNEP-FSU, 15 novembre 2012.

Couturier, C. (2013). Des contenus d’enseignement complexes ? Pas si simple. Site SNEP-FSU, 1er Avril 2023.

Couturier, C. (2020). À l’École du sport. La Pensée, 401, 58.-67.

Couturier, C. (2023). Pourquoi parler de « savoirs » en EPS ? Site SNEP-FSU, 14 novembre 2023.

Dal, L. (2023). Le « savoir bouger », un savoir scolaire et social fondamental. Site EPS & Société, 23 février 2023.

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2 commentaires pour Une École sans boussole, une société sans repères : et l’EPS dans tout cela ?

  1. Stéphane Bouvier dit :

    Bonjour,
    Le débat sur les nouvelles activités ; déjà à l’ordre du jour d’un sujet d’agrégation au début des années 90 … Et « désintégrer » la compétence n’est effectivement pas une voie de tout repos au lycée.
    Je conçois que l’approche culturalistes puisse gêner voire crisper certains …
    Mais être exigeant en course de demi-fond c’est pouvoir aborder la théorie du « grand gouverneur ». Apprendre à sanctionner un service court mal réalisé par un rush en badminton, c’est apprendre à être responsable des progrès de ses camarades. Être sympa avec eux consiste alors à les mettre en difficulté plus qu’à leur envoyer des volants faciles. Avec le volley, au-delà de travailler sur la rapidité de la prise de décision, faire confiance à l’autre, le laisser agir (même s’il risque de se tromper) pour se concentrer soi-même son propre rôle d’attaquant par exemple (et ne surtout pas se rapprocher de lui pour soi-disant l’aider) … La danse permet de voir que l’erreur peut être source de progrès, qu’il faut « parler vrai » quand on est « directeur artistique » pour pouvoir réellement faire évoluer ; être sympa ce n’est pas forcément dire que tout est bon, comme à l’École des Fans … L’escalade et la capacité à être exigeant avec soi-même, à agrandir l’écart entre deux prises de main, à savoir « inventer » des techniques pour y parvenir …
    Bref, l’approche culturaliste n’empêche pas forcément une « mise en forme scolaire de l’EPS ».
    Stéphane Bouvier

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    • J’aime bien l’authenticité de ces exemples d’interactions avec les élèves. J’en ai aussi quelques unes qui me reviennent… J’ai écrit voici quelques années que l’enseignant d’EPS devrait adopter une posture de « coach ». Bienveillant mais exigeant.

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