Le yoga : entre séduction et ambiguïté

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On a déjà évoqué dans cette page les questions soulevées par l’intronisation du yoga, en 2019, dans la liste nationale des activités du « champ d’apprentissage n°5 »  (Delignières, 2021, 2022). Zineb Fahsi, professeur de yoga, a récemment publié un essai[1] sur cette activité, qu’elle pratique et enseigne. Elle a accordé au site Basta un entretien dans lequel elle développe les principaux arguments de son ouvrage (Fahsi, 2023). Cette contribution est d’autant plus intéressante qu’elle n’est pas issue du cénacle de l’EPS, mais d’une professionnelle du yoga, un artisan de la pratique sociale de cette activité.

Le yoga, Cheval de Troie du néolibéralisme

Dans les discours actuels, le yoga est présenté comme un remède miracle au mal-être. L’étendue de ses bienfaits supposés en fait une pratique particulièrement attractive : « apprendre à mieux gérer ses émotions, reprendre possession de son corps, améliorer son sommeil, gagner en concentration, cultiver enfin des « pensées positives » » (Fahsi, 2023). Le capital sympathie du yoga semble particulièrement élevé, lié aussi à son caractère alternatif, vis-à-vis des autres pratiques physiques : une pratique douce, sans compétition, ni risque ni violence.

Zineb Fahsi essaie cependant de dévoiler ce qui peut se cacher derrière ces discours lénifiants. Elle en propose une lecture politique, considérant le yoga comme un des fleurons de l’influence de l’idéologie néolibérale et de l’hypermodernité dans les mentalités contemporaines. Je ne reviendrai pas ici sur les détails de cet argumentaire, déjà amplement développés dans ce blog (voir notamment Delignières, 2021a, 2021b, pour ceux qui auraient raté quelques épisodes).

Claude Tapia avait déjà montré que les préoccupations de l’individu hypermoderne induisaient de manière évidente un rapport au soi et au corps particulier, faisant la part belle «au management sophistiqué de soi, à l’esthétisation de son image corporelle, au traitement des manques et des frustrations par des procédés diversifiés englobant le coaching, la méditation, le yoga, divers soins de beauté, etc. » (Tapia, 2012).

Zineb Fahsi insiste surtout sur le message politique sous-tendu par cette pratique. Le yoga est porteur d’un projet messianique : il s’agit de changer le monde. S’engager dans la pratique du yoga, c’est aussi exprimer un mal-être, un rejet d’une société trop marquée par la compétition, l’accélération, l’exigence de rendement : « une bonne partie des pratiquants [sont] animés par des convictions très critiques contre l’ordre établi, avec des discours volontiers anticonsuméristes. Car le yoga entretient cet imaginaire de transformation sociale, la plupart des yogis pensent qu’ils agissent pour changer le monde » (Fahsi, 2023). Mais les solutions proposées ne s’enracinent pas dans des revendications ou des actions collectives. Elles ne s’appuient guère que « sur la responsabilité individuelle de tout un chacun, en évacuant consciencieusement tous les enjeux collectifs, politiques et sociaux » (Fahsi, 2023). Si le yoga est un appel à la révolution, il ne s’agit que d’une révolution intérieure : « tout ne repose plus que sur nos épaules, à nous de faire des efforts en premier lieu. C’est ce qui en fait un canal de diffusion extrêmement efficace de l’idéologie néolibérale, en contribuant à imposer insidieusement ce mythe selon lequel c’est en se transformant soi-même qu’on transforme le monde » (Fahsi, 2023).

Notre collègue Amélie Broudissou a proposé récemment une analyse similaire : « L’humain moderne est en effet de plus en plus invité à se responsabiliser par rapport à son mal-être, ses émotions, son stress. Et le yoga aiderait à cela. Le message est le suivant : Détendez-vous, installez-vous dans une posture, respirez… Mais aussi : disciplinez-vous, changez d’hygiène de vie, accordez-vous du temps à vous-même, ayez des pensées « positives » et tout ira mieux » (Broudissou, 2022).

Cette centration sur l’individu participe clairement d’une démobilisation vis-à-vis des collectifs : « Le yoga est devenu l’instrument parfait de la « réalisation de soi ». C’est ce qui en fait un outil à la fois très dépolitisant, puisqu’il annihile toute référence à la mobilisation collective pour changer concrètement la structure du système. Mais la portée de ce discours n’en est pas moins politique, dans le sens où il réalise justement ce grand dessein néolibéral visant à réduire la société à une somme d’individualités » (Fahsi, 2023). L’auteur poursuit en évoquant une figure tutélaire de la critique du néolibéralisme :« Si, tel que Pierre Bourdieu l’avait défini, le néolibéralisme consiste en « un programme de destruction des structures collectives [encore] capables de faire obstacle à la logique du marché pur », alors on peut considérer que le yoga y participe, à sa façon, aujourd’hui » (Fahsi, 2023).

Au-delà de ce formatage idéologique, Zineb Fahsi pointe également le marquage social extrêmement clivant du yoga : « le public est principalement composé de CSP+, en majorité des femmes, dans la tranche 25-45 ans. Quand j’ai commencé le yoga dans les studios parisiens, je me suis vite sentie mal à l’aise face au manque de diversité. Il n’y avait aucune personne racisée, aucune mixité. Au contraire, on retrouve toujours les mêmes codes très bourgeois, avec des salles aseptisées, une esthétique très luxe et cette mise en valeur très glamour des corps » (Fahsi, 2023). La problématique du genre est fréquemment évoquée en EPS, au travers d’un rééquilibrage sexué des pratiques, assuré par l’introduction de « pratiques féminines » (Delignières, 2018). Zineb Fahsi lance ici un avertissement salutaire : « le problème, c’est d’abandonner tous ces enjeux à la société de consommation et du divertissement, ou à tous ces mouvements réactionnaires ou new age qui essentialisent le « féminin sacré » ou la « nature » à des fins politiques très contestables… » (Fahsi, 2023). On retrouve ici un argument avancé voici quelques années par Annick Davisse : « une meilleure égalité des filles devrait donc se payer d’un bien triste retour à « l’éternel féminin » sous sa forme « corps/santé », laissant passion et plaisir, risque et aventure au pôle masculin, hors des initiations scolaires » (Davisse, 2010).

Le Yoga comme pratique culturelle

Le ministère a justifié l’inscription du yoga dans la liste nationale en le présentant comme une pratique culturelle de référence, fédérant « actuellement environ 300 millions d’adeptes dans le monde et près de 3 millions en France » (Eduscol, 2019). Il est en effet difficile de nier la large diffusion de cette pratique, ni surtout son caractère patrimonial, pour une pratique doublement millénaire.

Zineb Fahsi revient sur l’histoire complexe du yoga, créé en Inde voici 2500 ans. Il s’agit à l’origine d’une pratique visant, par la méditation, l’ascèse et les exercices corporels, à réaliser l’unification de l’être humain dans ses aspects physique, psychique et spirituel. Le yoga va se diffuser en occident au début du XXème siècle, notamment aux Etats-Unis. Dans le contexte de la lutte de l’Inde pour son indépendance, le yoga porte alors un contre-pouvoir idéologique face à la brutalité impérialiste. S’adaptant aux mentalités occidentales, il développe un « discours très orientaliste autour de la « sagesse spirituelle » qui cherche à se positionner comme un parfait complément du progrès technique et de la modernité occidentale » (Fahsi, 2023).

Le yoga connaît un autre rebond dans les années 60, au cours desquelles le mouvement hippie en fait un des fleurons de sa critique alternative : « la pratique devient un symbole, avec tout un tas d’autres techniques, de cette volonté de s’explorer soi-même et de sortir des carcans conformistes et étouffants » (Fahsi, 2023).

Le développement actuel de la pratique (selon les chiffres avancés par Schirrer et Paintendre, 2022, on serait passé en France de 3 millions de pratiquants en 2010, à 10 millions en 2020) relève d’une tout autre logique. Le yoga s’est diffusé dans l’offre des loisirs marchands, porté par une rhétorique hypermoderne qui met en avant la singularité de l’individu, le développement personnel et la réalisation de soi. C’est sur ce yoga, tel qu’il est aujourd’hui pratiqué dans les studios ou dans les salles de fitness, que Zineb Fahsi considère essentiellement comme « un yoga de postures, plutôt athlétique et sportif », que portent les analyses qui ont été présentées dans la première partie de ce texte.

On voit donc que le yoga a connu une longue histoire, faite de ruptures et d’adaptations, et au fur et à mesure de son occidentalisation et de sa mondialisation, il s’est mis au service de projets extrêmement variés. Je n’ai pas évoqué ici les multiples « courants » qui coexistent dans le yoga actuel, et qui semblent les uns et les autres renvoyer à des présupposés très différents. Il ne reste sans doute plus grand-chose du yoga des origines dans les pratiques actuelles. Du moins le yoga semble avoir perdu ses origines religieuses, ce qui aurait pu poser quelques problèmes vis-à-vis de la laïcité, un sujet particulièrement sensible ces jours-ci…

Le Yoga comme pratique scolaire

Suite à ces analyses, il me semble que l’on peut sans doute y réfléchir à deux fois avant d’introduire le yoga dans sa programmation… Les rédacteurs des programmes auraient sans doute dû en faire autant avant de l’inscrire sur la liste nationale. Surtout quand on consulte sur le site Educscol l’énoncé des objectifs qui lui sont assignés : « Le but du yoga est la cessation de l’agitation du mental. Le problème abordé est donc celui de l’orientation du mental, de son apaisement en canalisant les perturbations afin de contribuer à l’émergence d’un esprit clair » (Eduscol, 2019). Je me demande si ce texte a vraiment été relu avant publication.

Le yoga est ainsi présenté comme un outil de résilience, permettant aux élèves de trouver en eux-mêmes les moyens de résister aux « perturbations » : humiliations, harcèlement, surcharge de travail, orientation, échec scolaire. Apprendre aux élèves à s’adapter plutôt que de s’attaquer aux racines structurelles des problèmes. On a beaucoup évoqué ces dernières années la problématique du climat scolaire et de son importance dans la réussite ou l’échec scolaires (voir notamment Debarbieux et al., 2012). Plutôt que cibler la résilience des élèves face aux dérives de l’École, mieux vaudrait sans doute travailler à l’amélioration du climat dans lequel ses missions s’effectuent.

Il ne s’agit pas ici de décréter l’illégitimité du yoga dans l’enseignement de l’EPS. Malgré ses critiques, Zineb Fahsi ne milite pas pour l’abandon du yoga, mais plutôt pour sa refondation : « le yoga comme le développement personnel ne sont pas des pratiques à jeter à la poubelle en elles-mêmes. Il faut simplement les réhabiliter dans leur juste sens politique. C’est précisément parce que le terrain est miné qu’il faut y aller ! » (Fahsi, 2023). Message rassurant, émanant rappelons-le d’une professionnelle de l’enseignement du yoga.

Il me semble par contre que la légitimité scolaire du yoga mérite d’autres considérations que l’imposition verticale opérée en 2019 (Couturier, 2022a). Il convient tout d’abord de cerner sa contribution aux objectifs de l’École et de l’EPS. Je pense que ce travail n’a pas encore été fait. Ajouter une APSA pour faire autrement, pour faire moderne, pourquoi pas ? Mais si cela génère de nouveaux objectifs pour l’EPS, qui n’en manque pas par ailleurs, ça devient tout de suite à mon sens moins pertinent.

Il faut ensuite se poser la question plus pratique des mises en œuvre. Je reste toujours persuadé qu’un enseignant d’EPS ne peut valablement exploiter une APSA que s’il la maîtrise suffisamment. Or il est clair que peu d’enseignants possèdent une maîtrise minimale de cette pratique, inexistante dans leur formation, tant initiale que continue (Couturier, 2022b). Même s’il devient courant de dire que l’on peut enseigner en EPS des pratiques dont on ne connaît absolument rien, les arguments ici développés devraient mener à une prudente abstention, sauf à se divertir en jouant les apprentis sorciers. A moins de ne considérer cette pratique que comme une « simple » gymnastique hygiénique, posturale et respiratoire, ce qui serait clairement dévoyer ses potentialités. Les réticences soulevées par nombre d’enseignants à ce sujet me paraissent salutaires (Couturier, 2022b ; Schirrer et Paintendre, 2022).

[1] Fahsi, Z. (2023). Le Yoga, nouvel esprit du capitalisme. Paris : Éditions Textuel.

Références
Broudissou, A. (2022). Yoga, intérêts et limites. Site EPS et Société, 3 juin 2022.
Couturier, C. (2022a). Yoga : un cas d’école. Centre EPS & Société, 27 septembre 2022.
Couturier, C. (2022b). Vers quelle pratique ? Centre EPS et Société, 7 juin 2022.
Davisse, A. (2010). Filles et garçons en EPS : différents et ensemble ? Revue française de pédagogie, 171, 87-91.
Debarbieux, E., Anton, N. , Astor, R.A., Benbenishty, R., Bisson-Vaivre, C., Cohen, J., Giordan, A., Hugonnier, B., Neulat, N., Ortega Ruiz, R., Saltet, J., Veltcheff, C., Vrand, R. (2012). Le « Climat scolaire » : définition, effets et conditions d’amélioration. Rapport au Comité scientifique de la Direction de l’enseignement scolaire, ministère de l’Éducation Nationale. MEN-DGESCO/Observatoire International de la Violence à l’École.
Delignières, D. (2018). Sexe, genre, et Education Physique et Sportive. Blog, 19 décembre 2018.
Delignières, D. (2021a). Quelle EPS dans une société néolibérale?  Blog, le 13 mars 2021.
Delignières, D. (2021b). Une EPS hypermoderne. Site personnel, le 5 mai 2021.
Delignières, D. (2022). L’École, entre universalisme et individualisation. Site personnel, le 26 septembre 2022.
Delignières, D. (2023). L’évolution des pratiques physiques des Français. On en fait quoi en EPS? Site personnel, le 5 septembre 2023.
Eduscol (2019). La pratique scolaire du Yoga. Site Eduscol, Ministère de l’Éducation Nationale et de la Jeunesse.
Fahsi, Z. (2023). « Dans les cours de yoga, on retrouve toujours les mêmes codes très bourgeois, des salles aseptisées, aucune mixité ». Basta !, 27 juillet 2023.
Schirrer, M. & Paintendre, A. (2022). La scolarisation du yoga en EPS, une éducation corporelle qui fait débat ? Site EPS et Société, 3 juin 2022.
Tapia, C. (2012). Modernité, postmodernité, hypermodernité. Connexions, 97, 15-25.

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Un commentaire pour Le yoga : entre séduction et ambiguïté

  1. Pignat corinne dit :

    Certes à méditer sans jeu de mots … mais l’introduction du yoga a l’école sera justement une bonne manière de le désacraliser et de multiplier et donc mixer les adeptes de cette activité faite surtout pour une prise de conscience totale de son corps.

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