Quelques réflexions sur l’idée d’éducation…

Fichier Pdf

« En éducation, l’expérience, même réitérée, ne suffit pas : on ne peut apprendre que par la réflexion. […] Nulle part, la nécessité d’avoir des vues philosophiques étendues, acquises par les idées générales, ne s’impose autant qu’en matière de pédagogie, où le travail quotidien et l’expérience individuelle, qui s’impriment de tant de façons différentes, contribuent si puissamment à rétrécir l’horizon » (Johann Friedrich Herbart).

Cette réflexion d’un des fondateurs de la pédagogie me semble d’une actualité brûlante, près de deux siècles après son énonciation. Elle prévient des dangers d’une centration exclusive sur la classe et sa gestion, qui peut à terme faire perdre de vue les finalités essentielles du système éducatif. Je conçois l’attractivité que peuvent revêtir pour les enseignants les solutions clé en mains qu’ils peuvent dénicher dans la littérature professionnelle (procédures d’évaluation, situations pédagogiques innovantes, applications numériques, activités nouvelles, etc.). Je n’en rejette évidemment pas l’intérêt, ni l’utilité. Mais ces propositions doivent être resituées dans la complexité de la discipline, de l’École, et de la société dans son ensemble.

J’ai évoqué cet écueil dans le chapitre introductif de mon dernier ouvrage : « l’EPS ne peut se contenter de remplir le temps scolaire d’enseignements qui n’auraient d’autre justification que de permettre l’engagement des élèves et la satisfaction des enseignants. Il est nécessaire de questionner la nature de ce que l’élève apprend, de son utilité immédiate mais aussi à long terme, pour lui et aussi pour la société dans laquelle il va s’insérer. […] Tout ceci requiert une prise de recul, une mise en perspective qui dépasse nécessairement l’urgence quotidienne des mises en pratique » (Delignières, 2021a).

Cet avertissement ne concerne d’ailleurs pas que les enseignants. On peut l’élargir aux politiques en charge de l’Éducation Nationale, que l’on a vu récemment céder aux sirènes du sens commun, avec par exemple le 2S2C, le SNU, les « apprentissages fondamentaux », le « retour » de l’uniforme, etc., espérant susciter dans ces slogans populistes l’adhésion d’un public peu averti.

J’ai récemment tenté de développer des analyses relatives à certains concepts surplombants : la méritocratie (Delignières, 2022a), l’émancipation (Delignières, 2022b), l’individualisme (Delignières, 2022c), la laïcité (Delignières, 2021b), la démocratisation (Delignières, 2020a) ou l’hypermodernité (Delignières, 2021c). Je souhaiterais dans le présent texte réfléchir sur celui qui est sans doute le plus central dans le domaine qui nous préoccupe : l’éducation.

L’éducation et l’éducation physique et sportive

Qu’on ne s’attende pas ici à une définition concise et définitive de l’éducation. Il s’agit davantage de réfléchir à une idée qu’à cerner un concept. De multiples conceptions gravitent autour de cette idée, il est avant tout question ici de tenter de les clarifier, de les distinguer, d’en apprécier les intérêts et les limites.

Seules deux disciplines scolaires sont à l’heure actuelle affichées comme « éducations » : l’Éducation Musicale[1], et l’Éducation Physique et Sportive. Les autres sont dénommées par leurs disciplines de référence, scientifiques, ou humanistes. En ce qui concerne l’Éducation Physique (et Sportive), l’adoption officielle de ce terme remonte aux années 1920 (et notamment au règlement Général de 1925), s’alignant ainsi sur la dénomination retenue par les concepteurs majeurs du début du XXème siècle, notamment Demenÿ (1902) et Hébert (1909). Cette dénomination se substitue alors à celle de gymnastique, utilisée dans les textes précédents, sans pour autant déterminer une rénovation des pratiques.

Cette valence éducative est fortement revendiquée par les enseignants d’EPS, qui y voient un fondement essentiel de leur identité professionnelle. On a pu en voir l’expression lors de l’épisode du 2S2C, au cours duquel les enseignants s’affichaient volontiers comme « éducateurs », face aux « entraîneurs » issus du mouvement sportif (qui par ailleurs pouvaient paradoxalement faire valoir leur titre d’« éducateurs sportifs »). Dans une optique similaire, Gleyse (2022) oppose dans une longue analyse historique les « éducateurs », ou « pédagogues », centrés sur l’enfant sur son développement, aux « didacticiens » focalisés avant tout sur les contenus techniques. Si l’on élargit l’analyse à l’ensemble du système scolaire, on peut aussi noter que les autres enseignants tendent plutôt à restreindre leur professionnalité à l’enseignement de leur discipline, affirmant plutôt que l’éducation est avant tout l’affaire des familles.

On voit qu’une réflexion un peu approfondie sur l’idée d’éducation n’est pas inutile, surtout pour une discipline qui la place au centre de ses démarches et qui tend à en faire un pilier de sa spécificité de discipline « complètement à part ».

L’éducation : réalisation personnelle ou intégration sociale ?

L’idée d’éducation est tiraillée entre deux conceptions que Pierre Erny considère comme orthogonales : « A-t-elle pour but de développer en l’individu toute la perfection dont il est susceptible, comme le voulait Kant, ou au contraire de réaliser l’homme tel que la société veut qu’il soit, selon la formule de Durkheim ? » (Erny, 1981).

Selon la première conception, il s’agit de permettre à chaque individu de s’accomplir, d’actualiser son potentiel pour qu’il puisse tirer le meilleur de lui-même. Il s’agirait donc de travailler au développement optimal des aptitudes, dispositions ou talents de chaque individu. Dans cette conception, l’éducation ne poursuit pas a priori un but précis, mais vise à permettre à chacun de poursuivre ses propres objectifs, de réaliser sa destinée.

Selon la seconde, l’éducation est avant tout la transmission de normes et de valeurs attendues dans une société donnée. « L’éducation est chose sociale : c’est-à-dire qu’elle met en contact l’enfant avec une société déterminée, et non avec la société in genere» (Durkheim, 1973). Partant du constat ethnologique de la spécificité locale de toute éducation, Durkheim réfute l’idée selon laquelle il existerait une éducation idéale, telle que Kant la conçoit, valable en tout temps et en tous lieux. Chaque société génère des pratiques éducatives qui lui sont propres, que ce soit au sein des familles ou dans le système scolaire, et qui visent à former des individus adaptés à des attentes spécifiques.

On conçoit qu’il s’agit là de conceptions difficilement conciliables, même si l’on a actuellement tendance à se réfugier dans des « en même temps » de bon aloi, pour éviter d’avoir à prendre position. La suite de ce texte cherchera à contraster ces deux conceptions, en privilégiant successivement certains axes de questionnement.

La nature et l’éducation

Ces deux conceptions s’opposent clairement sur l’idée de nature humaine. Pour Kant, on a vu que l’éducation devait chercher à développer toutes les dispositions naturelles de l’homme, dans les domaines intellectuel, physique, et moral. Il insiste notamment sur ce dernier, affirmant qu’un homme « peut être hautement cultivé physiquement et avoir un esprit bien formé, mais ne témoigner que d’une piètre formation morale, et rester, en fin de compte, une mauvaise créature » (cité par Kanz, 2002). Il ne s’agit pas ici de cibler certaines dispositions jugées « utiles », mais de développer l’ensemble de la personne, dans tous les domaines de sa « nature ». On se situe moins dans l’acquisition de connaissances ou de savoir-faire clairement identifiés, que dans le développement de dispositions déjà naturellement présentes dans le système.

En ce qui concerne l’EPS, ce type d’option a souvent été défendue en revendiquant la nécessité d’un « développement des ressources », de manière « complète et équilibrée ». On retrouve cette position par exemple chez Jean Le Boulch, soucieux de développer l’ensemble des « facteurs de la valeur motrice », ou chez Pierre Parlebas, défendant une « pédagogie des conduites motrices ». On retrouve actuellement cette sensibilité dans certaines contributions, prônant un retour à des perspectives psychomotrices ou hygiénistes. Basée sur le constat d’une baisse des qualités physiques dans les générations actuelles, la tentation d’un développement analytique de ces aptitudes refait ainsi surface (voir par exemple Massé, 2019). On retrouve ce type d’argument chez Durali et Dietsch (2022) : « Quid de la latéralisation, de la dissociation segmentaire, des coordinations de plus en plus complexes, du développement des capacités cardio-pulmonaires, …. Ce n’est pas revenir à une EPS hygiénique que d’inclure dans le curriculum la motricité que l’on souhaite développer en fonction des niveaux de nos élèves », ou dans la contribution récente de Lucie Dal : « … laissons à l’EPS la possibilité de […] transformer [les élèves] et de leur apporter un ensemble de capacités indispensables à leur vie quotidienne telles que le développement de capacités perceptives, de capacités décisionnelles, le développement de la coordination, le savoir communiquer et coopérer, etc. » (Dal, 2023).

A l’inverse, Durkheim réfute l’idée même de nature humaine. L’homme est un être social, construit par l’éducation parentale, par le contact avec ses pairs et par l’École (une position que l’on retrouve chez d’autres auteurs, tels que Wallon, Vygotski, Bruner, ou Mauss). Même si dans l’absolu l’enfant possède à la naissance des potentialités infinies, ses interactions avec le milieu orientent très vite ses expériences et ses acquisitions. L’apprentissage de la langue maternelle, par exemple, va profondément spécialiser les capacités de perception et de production du langage, et limiter la capacité à apprendre d’autres langues. La motricité est également canalisée précocement par l’éducation, les us et coutumes, les manières légitimes de faire, de manger, de s’asseoir, d’interagir avec autrui, débouchant sur l’enracinement de « techniques du corps », que Marcel Mauss définit comme « les façons dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps » (Mauss, 1934).

Pierre Erny propose ainsi de « définir la nature humaine comme l’ensemble énorme des virtualités dont normalement l’homme est dépositaire en naissant, et la culture comme l’actualisation en des individus de ce nombre très restreint de possibles qui correspond à la configuration particulière de la société qui assure la médiation éducative » (Erny, 1981). On peut dès lors légitimement se demander s’il est pertinent de « prendre pour point de départ une nature humaine considérée in abstracto, indépendamment de toute détermination historique et sociale » (Jankélévitch, 2003). Les « ressources » de l’élève, et ses appétences, sont évidemment modelées par son milieu d’origine et son histoire familiale.

Ces deux conceptions peuvent être contrastées de la manière suivante : l’éducation consiste-t-elle à parfaire chez chaque élève une « nature humaine » universelle, ou cherche-t-elle à partir de la culture commune pour amener l’élève vers l’appropriation de formes culturelles plus élaborées ?

Des éducations centrées sur l’enfant

L’approche kantienne est donc essentiellement centrée sur le développement des dispositions naturelles des individus. On peut ajouter que cette conception est résolument optimiste : l’homme serait, de façon générale, doté de toutes les dispositions au bien. Pour Kant, l’éducation doit cultiver cette prédisposition essentielle, pour s’assurer d’amener l’individu vers l’excellence et la moralité. Il convient de « laisser se développer librement les forces et dispositions qui sommeillent en l’homme, en considérant l’homme non comme un moyen mais comme une fin en soi, comme un être en qui il faut faire confiance et auquel il faut laisser exprimer sa spontanéité » (cité par Kanz, 2002). On retrouve ici des idées précédemment exprimées par Rousseau, qui préconisait une éducation négative, une éducation qui se proposait d’intervenir le moins possible auprès de l’enfant afin de le laisser réaliser ses propres expériences (Martineau & Buysse, 2016). Dans cette optique, l’éducateur doit confronter l’enfant à des situations susceptibles de mobiliser son activité, mais en aucun cas orienter, canaliser cette activité par de quelconques présupposés.

Ces principes sont devenus le mantra d’importants courants pédagogiques au XXème siècle (Éducation Nouvelle, pédagogies non-directives, etc.) : une éducation centrée sur l’enfant, ses intérêts, ses inclinations. Dans le domaine de l’EPS, cette position est clairement défendue par le groupe Plaisir de l’AEEPS, pour lequel il s’agit de « partir de ce que les élèves sont et de ce qu’ils font et non de ce que l’on voudrait qu’ils soient ou qu’ils fassent » (Belhouchat et al., 2020).

On peut néanmoins questionner ces principes, dans le cadre des systèmes éducatifs d’aujourd’hui, collectifs et massifiés, et dans une société où la transmission des valeurs devient un enjeu politique majeur. Rousseau ne concevait guère l’application de ses principes que dans le cadre d’un préceptorat individualisé, et Kant évoque de son côté l’intérêt du dialogue socratique, entre le maître et son élève. On se situe ici davantage dans le cadre d’une éducation bourgeoise particulièrement privilégiée que dans celui de l’École républicaine.

Au-delà, on peut s’interroger sur l’optimisme fondamental qui caractérise cette approche. Guy Avanzini avait lancé un avertissement sévère à l’encontre des pédagogies non-directives : « en exaltant les intérêts spontanés des enfants, se contente-t-on de reproduire ceux de leur milieu d’origine et d’encourager, en même temps que l’infantilisme, le fixisme social » (Avanzini, 1974). A l’heure où l’on s’inquiète des inégalités sociales, que l’École, loin d’atténuer, tend au contraire à renforcer, on peut s’alarmer d’une éducation qui n’aurait d’autre guide que les désirs et les intérêts spontanés des élèves.

Des éducations pilotées par un projet de société

D’un autre côté, Durkheim avance surtout l’idée que l’éducation est nécessairement pilotée par une vision de la société, par un choix de valeurs à transmettre aux futurs adultes. Comme il a été dit précédemment, il s’agit surtout d’un constat ethnologique : l’éducation est nécessairement située, et finalisée. On ne saurait cependant mieux supposer que l’éducation (du moins l’éducation délibérée assurée par le système scolaire) est essentiellement politique. Cette idée semble importante à marteler, surtout envers ceux qui estiment qu’une éducation « neutre » est non seulement possible mais souhaitable, et en viennent donc à jouer un jeu politique à leur insu.

Cette finalisation politique de l’éducation peut prendre plusieurs visages. Elle peut être comprise comme l’idée que l’éducation ne pourrait guère n’être qu’un formatage strict des enfants aux attitudes, connaissances et comportements attendus dans la société dans laquelle ils devront s’insérer. Une éducation « traditionnelle » visera en effet dans ce cadre à doter les élèves des normes et valeurs permettant leur intégration au monde, tel qu’il est. Il s’agit d’un modèle raisonnable, conservateur, qui vise à entretenir la cohésion de la communauté en assurant la continuité avec les générations antérieures. Un tel système s’adapte régulièrement, souvent avec un temps de retard, aux évolutions sociétales. La vision néolibérale de la société, qui formate en profondeur les idéologies de l’exécutif actuel, pousse de son côté à faire des individus des « entrepreneurs de soi-même », une idéologie qui permet de décrypter un ensemble de réformes et d’évolutions récentes, qui semblent notamment avoir affecté en profondeur l’EPS (Delignières, 2021c).

On peut aussi envisager une éducation proprement réactionnaire, qui aspirerait à un retour à un ordre passé. Les politiques de droite, et surtout d’extrême-droite, sont coutumières de ces appels au retour de la morale, de l’autorité, du salut au drapeau, de l’uniforme, à la réécriture du « roman national », etc.

Enfin une éducation progressiste cherchera à doter les élèves d’attitudes susceptibles de permettre l’avènement d’une société plus sereine et plus juste. Le manifeste de Convergence(s) pour l’Éducation Nouvelle (2022), signés par plusieurs mouvements pédagogiques, dont les CEMEA, le GFEN, le CRAP, l’ICEM Freinet, énonce clairement les orientations d’une telle éducation : « Toute éducation est politique car elle contribue à forger la société à venir. L’Éducation Nouvelle entend remplir pleinement son rôle pour construire des sociétés solidaires et démocratiques. Ainsi, l’éducation fondée sur la coopération doit être une priorité pour en finir avec l’individualisme et la concurrence mais aussi avec toute forme d’exclusion, d’exploitation, d’oppression, d’injustice sociale » (Convergence(s) pour l’Éducation Nouvelle, 2022).

Au sein du système scolaire, l’EPS a clairement joué un rôle précurseur dans ce domaine, en affichant dans les programmes lycées de 1999 cette finalité pour la discipline : « former, par la pratique physique, sportive, artistique, un citoyen épanoui, cultivé, capable de faire des choix éclairés pour s’engager de façon régulière et autonome dans un mode de vie actif et solidaire ». La formulation a légèrement évolué dans les textes subséquents, prêtant le flanc à des exégèses diverses, mais la mise en avant d’une « finalité citoyenne » suggère en effet que l’EPS est pilotée par un certain modèle de société. Certains ont pu d’ailleurs craindre que cette finalité puisse éloigner l’EPS de ses « objectifs essentiels » (le corps, la motricité). Quelques années plus tard, le socle commun des programmes de 2015 introduira ce type de préoccupation pour l’ensemble du système scolaire, et là aussi des critiques s’élèveront pour dénoncer un affaiblissement des disciplines.

On peut ici revenir sur les propositions de Kant, que l’on pourrait penser ne proposer qu’une éducation centrée sur l’individu, sans se soucier de questions de société. C’est un peu plus complexe que cela… Kant reproche explicitement à l’éducation de son temps de ne chercher qu’à adapter les enfants au monde présent, quels qu’en soient les tares et les errements. Son éducation entend viser l’avènement d’un monde meilleur : il ne faut « jamais éduquer les enfants en fonction du niveau présent, mais en fonction du meilleur état éventuellement possible pour l’humanité, c’est-à-dire qu’il faut tenir compte de l’idée de l’humanité et de sa destinée universelle » (cité par Kanz, 2002). Si Kant ne définit pas a priori la société idéale, il compte sur l’éducation pour élever la « moralité » des individus afin qu’ils puissent faire plus tard le meilleur usage possible de leur liberté. Toujours cet optimiste fondateur…

Éducation et culture

L’idée d’éducation entretient également des relations contrastées avec la culture, selon le type de conception qui est revendiqué. On peut évidemment s’attendre, pour ceux qui estiment que l’individu n’est que le produit des échanges qu’il entretient, dès sa naissance, avec son environnement social et matériel, que l’on ne puisse dissocier développement et culture. Ainsi Jean-Yves Rochex affirme que : « le social et la culture ne sont pas ce qui viendrait à un sujet ou une personne préalablement constitués, mais ce dans et par quoi le sujet et la personne se constituent et se développent » (Rochex, 2009). Et dans un cadre plus spécifiquement scolaire, il ajoute que « c’est bien la culture, ses œuvres, ses techniques, qui constituent le développement, dans ses différentes dimensions et elles sont proposées au sujet par les personnes signifiantes de son entourage », ou encore « le développement de la personne ne saurait donc se penser hors de l’appropriation, toujours partielle, partiale, et problématique, de la culture » (Rochex, 2009).

De quelle culture parle-t-on alors ? En EPS, le courant dit culturaliste considère qu’il convient de proposer à l’étude des élèves une culture patrimoniale (SNEP, 2014). L’éducation repose dès lors essentiellement sur l’étude de l’héritage culturel des générations antérieures. Cette position rejoint celle de Snyders, qui estime que l’École doit permettre aux élèves de s’approprier la culture élaborée, « celle des grandes découvertes scientifiques, des grandes œuvres artistiques et littéraires » (Snyders, 1986). En ce qui concerne l’EPS, Yvon Léziart affirme que les APSA appartiennent à cette culture élaborée : « La culture est donc un condensé des réalisations humaines. [Nous] nommons volontiers œuvres ces formes de réalisation humaine, rodées par le temps » (Léziart, 2014). Dans cette optique, on retiendra donc en EPS les APSA patrimoniales, riches d’une longue histoire, lentement élaborées et perfectionnées par des générations de pratiquants, pour les proposer à l’étude des élèves.

Cette conception ne fait évidemment pas l’unanimité chez les enseignants. On observe souvent l’expression d’une défiance vis-à-vis de la référence sportive, accusée de charrier par essence l’esprit de compétition, de performance, de hiérarchisation, et aussi des réactions liées aux « dérives » du sport de haut-niveau (enjeux financiers, dopage, hooliganisme, etc.). La relation de l’EPS au « sport » reste un lieu intense de débat, notamment alimenté par les analyses critiques du sport développées par Jean-Marie Brohm (voir notamment Brohm, 1976). Maurice Portes, tout en ayant parfaitement conscience de ces dérives, estime qu’elles constituent justement un motif pour ne pas négliger ces pratiques : « le défi éducatif – dans sa dimension éthique – est là : dans la confrontation maîtrisée des humains en développement à ces risques de dérives pour conquérir les pouvoirs de les éviter » (Portes, 2004).

Tout en ne rejetant pas un certain culturalisme, Jacques Gleyse avance pour sa part une critique de l’hégémonie des « sports anglo-saxons », véhiculant une idéologie capitaliste des corps et des relations humaines, et considère qu’il faudrait développer chez les élèves une « culture corporelle humaine », un réservoir des toutes les techniques du corps développées de par le monde. Cette culture corporelle « doit être proposée par petites touches qui au bout du compte constitueront un « bain culturel », on entre en quelque sorte dans une logique de métissage du corps et finalement « d’altermondialisation » dans le domaine de l’éducation physique » (Gleyse, 2003). On pourra retrouver des arguments similaires dans un texte de Laurent Bellenguez (2020), qui évoque notamment un « patrimoine ludique mondial ».

On peut aussi évoquer le fréquent recours, à l’heure actuelle, aux « APSA dites nouvelles pour sortir des clichés et favoriser une pratique mixte et accessible à tous tel que le hip-hop, double-dutch, dodgeball, spikeball, l’ultimate, etc. » (Dal, 2023). On ne se situe plus ici dans l’étude d’œuvres patrimoniales, mais dans l’exploitation d’activités représentatives d’une « culture jeune », supposées davantage mobilisatrice pour les élèves. On peut se demander cependant si derrière cette tentation de la modernité et cette quête d’activités nouvelles ne se cache pas, à l’insu des enseignants, une sujétion au consumérisme néolibéral qui tend à s’imposer dans toutes les sphères de la société (Delignières, 2021c).

On pourrait reprocher à l’approche culturaliste patrimoniale de ne référer qu’à des pratiques surannées, bloquant par la même toute évolution ou innovation culturelle. Pierre Erny considère au contraire que l’étude du socle patrimonial constitue une base essentielle au dépassement ultérieur de la culture : « elle apparaît comme le processus de transmission par lequel la culture elle-même s’actualise et se perpétue dans une nouvelle génération, mettant pour cela tout en œuvre, son organisation, ses ressources, son génie, érigeant les enfants et les jeunes, au fur et à mesure de leur croissance, en porteurs, en représentants, puis en instruments, en médiateurs et finalement en transformateurs de cette même culture » (Erny, 1981).

Les approches culturalistes affirment que l’accès à une culture élaborée est en soi œuvre d’éducation. Ceci évidemment rejette les mantras exprimés par Jean-Michel Blanquer, estimant que l’École devrait se centrer sur les apprentissages fondamentaux, lire, écrire, compter… Cette alphabétisation intellectuelle n’a de sens que dans la mesure où elle peut permettre à tous l’accès aux richesses de la culture. C’est d’ailleurs l’argument essentiel développé actuellement à l’encontre de la réforme de l’enseignement professionnel, réduisant à portion congrue les enseignements culturels au profit de la formation aux métiers. Comme si l’accès à la culture n’était qu’une perte de temps pour les élèves des milieux populaires, destinés avant tout à fournir une main d’œuvre opérationnelle à l’économie néolibérale.

On peut s’inquiéter d’ailleurs de voir l’EPS peu à peu gangrénée par cette vision réductrice de l’éducation. Affirmer par exemple que « nous pourrons donc espérer qu’un jour, au même titre que le savoir lire et le savoir compter, le « savoir bouger » fasse partie des savoirs fondamentaux qui sont donc indiscutables et acceptés de tous au sein de l’école » (Dal, 2023) peut être perçu comme une reconnaissance de la discipline. Mais c’est aussi la ramener à une fonction d’alphabétisation motrice qui aurait sans doute quelques difficultés à justifier son intérêt tout au long de la scolarité.

Éducation ou instruction ?

Il s’agit d’une opposition fréquemment exploitée, souvent de manière superficielle. J’ai déjà évoqué dans ce texte l’idée souvent exprimée par des enseignants, jugeant que leur mission est avant tout l’enseignement de leurs contenus disciplinaires, l’éducation relevant surtout des familles.

Cette opposition mérite cependant d’être discutée. On peut déjà soutenir que l’instruction est en soi vectrice d’éducation. N’oublions pas par exemple que l’apprentissage de la lecture ou des mathématiques, lors de la création de l’École républicaine, visait à permettre aux élèves d’accéder à la rationalité, une valeur jugée essentielle dans une société rurale gangrénée par les traditions et les croyances. A l’heure où la pensée complotiste et les croyances irrationnelles émergent allègrement à la faveur des réseaux sociaux, l’acquisition de cadres permettant de comprendre le monde dans toute sa complexité semble toujours essentielle.

Jean-Pierre Terrail a développé des arguments remarquables à ce sujet, lors de la parution du projet de socle commun, en 2014, qui mettait l’accent sur l’acquisition de « compétences transversales » : « Ces compétences perdent tout sens à être coupées d’un champ d’activité déterminé. La curiosité intellectuelle, les facultés de jugement et de réflexion critique, l’autonomie dans le travail de la pensée s’acquièrent dans l’appropriation, la pratique et l’approfondissement des disciplines » (Terrail, 2014).

Pierre-Yves Rochex s’inquiétait voici quelques années d’une possible rupture entre les missions d’instruction et d’éducation dans l’École. Il évoquait les discours « qui voudraient faire penser que l’issue à l’échec scolaire, la refondation du sens de l’expérience scolaire, pourraient être cherchées en dehors de la fonction de transmission-appropriation propre de l’École […]. Ceci au risque d’œuvrer, d’une manière illusoire, à une socialisation sans contenu ni enjeux qui en appellent aux sujets au-delà d’eux-mêmes » (Rochex, 2009). En d’autres termes, la tentation de construire l’éducation davantage sur la relation, la bienveillance, l’empathie, l’accompagnement, que sur l’appropriation de contenus. Question redoutable, mais envers laquelle l’EPS est sans doute moins dépourvue que d’autres disciplines, parce qu’elle a la chance de pouvoir s’appuyer sur des pratiques de référence dans lesquelles le projet, le collectif, la solidarité, l’intérêt à l’autre sont constitutifs de la culture, et n’ont pas à être artificiellement greffés sur des savoirs plus arides. A condition, évidemment de ne pas occulter ces dimensions dans la mise en forme scolaire de ces pratiques….

L’éducation aux différents âges de la scolarité.

Les conceptions relatives à l’éducation sont des constructions historiques et sociales. Chacun, en fonction de sa propre histoire, de ses engagements politiques, syndicaux ou professionnels, et pour les enseignants, de ses missions, de son lieu d’exercice (enseignement élémentaire, secondaire, établissement difficile ou favorisé), forge peu à peu sa conception propre.

Il est néanmoins surprenant de constater que les discussions sur l’éducation restent le plus souvent génériques, sans se soucier outre mesure de l’âge des élèves auxquels on s’adresse. Il serait sans doute nécessaire de reprendre l’ensemble des arguments précédemment évoqués, et de juger de leur pertinence au niveau de l’école élémentaire, et à ceux du collège, du lycée, et même de l’université. On peut difficilement soutenir une conception monolithique de l’idée d’éducation, qui s’appliquerait de manière indifférenciée aux différents âges de la scolarité.

De multiples facteurs peuvent être pris en considération : la maturité des élèves, leur capacité à prendre du recul vis-à-vis de la culture première (Snyders, 1986), les mutations liées à l’adolescence, la proximité du passage au statut d’adulte. Donc en effet si l’idée d’éducation est essentielle en EPS, on conçoit qu’elle puisse être sans doute différenciée, pour un professeur des écoles ou un enseignant de collège ou de lycée.

________________

L’objectif de ce texte était de convaincre le lecteur que l’idée d’éducation était loin d’être un « allant de soi », et qu’avant de se revendiquer comme « éducateur », vouant aux gémonies les « didacticiens », « entraîneurs » et autres « instructeurs », il était prudent de se poser quelques questions de fond avant de se lancer dans des diatribes enflammées.

On a pu discuter de conceptions souvent très contrastées. J’ai tenté de les présenter dans toutes leurs richesses et parfois leurs ambiguïtés. Chacun pourra interroger sa propre vision de l’éducation, souvent implicite, au crible des arguments développés.

Je suis resté assez neutre, mais ceux qui me connaissent ou qui ont l’habitude de lire mes productions, n’auront aucune difficulté à me situer dans ce tableau complexe des conceptions éducatives.

__________________________

[1] C’est en 1977 que la discipline « Musique » devient « Éducation musicale ». On trouvera dans un article de Philippe Bazin (2014) ce que cette évolution a pu signifier, et les questions que se sont posé les enseignants à propos de leur discipline, tiraillée entre développement des capacités (de perception, de production) et appropriation culturelle.

Références

Avanzini, G. (1974). Snyders (Georges) — Où vont les pédagogies non-directives ? Revue française de pédagogie, 26, 57-59.

Bazin, P. (2013). L’enseignement des arts et de leur histoire : domaine de la musique. Site de l’Académie de Poitiers, 3 janvier 2014.

Belhouchat, M., Gagnaire, Ph., Guinot, J., Lavie, F. & Mougenot L. (2020). Pédagogie de la mobilisation en EPS : démarche. Du plaisir de pratiquer à l’envie durable de progresser. Travaux du groupe ressource Plaisir & EPS, AEEPS.

Bellenguez, L. (2020). Du basket à Victor Hugo. A propos de Culture, de Jeux et de sport. Site Tchouk.Education, 29 novembre 2020.

Brohm, J.M. (1976). Critiques du Sport. Paris : Bourgois.

Convergence(s) pour l’Éducation Nouvelle (2022). Le monde que nous voulons, les valeurs que nous défendons. Site Convergence(s) pour l’Éducation Nouvelle, 6 septembre 2022.

Dal, L. (2023). Le « savoir bouger », un savoir scolaire et social fondamental. Site EPS & Société, 23 février 2023.

Delignières, D. (2020a). Démocratisation scolaire : l’évolution des paradigmes (1880-2020).  Blog, le 20 Août 2020.

Delignières, D. (2020b). EPS et Sport : Faut-il enlever le « S » de « EPS » ? Blog, le 27 novembre 2020.

Delignières, D. (2021a). On peut toujours penser autrement… l’École, l’université, l’Éducation Physique et Sportive. Paris : Éditions Revue EPS.

Delignières, D. (2021b). Regards sur la laïcité. Site personnel, 16 décembre 2021.

Delignières, D.(2021c). Une EPS hypermoderne. Site personnel, le 5 mai 2021

Delignières, D. (2022a). L’idéologie méritocratique : le mythe de « l’égalité des chances . Site personnel, le 22 janvier 2022.

Delignières, D. (2022b). Émancipation et EPS : des conceptions contrastées. Site personnel, le 8 décembre 2022.

Delignières, D. (2022c). L’École, entre universalisme et individualisation. Site personnel, le 26 septembre 2022.

Demenÿ, G. (1902). Les bases scientifiques de l’Éducation Physique. Paris : Alcan.

Durali, S. & Dietsch, G. (2022). Une histoire politique de l’EPS du XIXe siècle à nos jours. Paris : De Boeck Supérieur.

Durkheim, E. (1973). Éducation et sociologie. Paris : P.U.F.

Erny, P. (1981). De l’éducation comme réalité sociale. Revue Française de Pédagogie, 55, 26-32.

Gleyse, J. (2003). Culture du corps. Métissages et dominations en EPS : vers une analyse anthropologique ? Communication aux 3èmes Rencontres de l’EPS, « L’ancrage culturel de l’EPS en question ». AEEPS, Montpellier, 23-26 octobre 2003.

Gleyse, J. (2022). Une archéologie de l’éducation physique, de la fin du XIXe au début du XXIe siècle en France ». Paris : l’Harmattan.

Hébert, G. (1909). Guide pratique d’Éducation Physique. Paris : Vuibert et Nony.

Jankélévitch, S. (2003). Nature et éducation chez Durkheim. Le Télémaque, 2 (24), 155-166.

Kanz, H. (2002). Kant et l’éducation. L’Agora, 08 avril 2002.

Léziart, Y. (2014). L’entrée dans la culture est-elle première en apprentissage ? Site du Centre EPS & Société, 25 janvier 2014.

Martineau, S. & Buysse, A.A.J. (2016). Rousseau et l’éducation : apports et tensions. Phronesis, 5(2), 14-22.  

Massé, M. (2019). Courir, sauter, lancer : des habiletés qui se perdent chez les enfants. Site ICI Nouveau-Brunswick, 4 septembre 2019.

Mauss, M. (1934). Les techniques du corps. Communication présentée à la Société de Psychologie le 17 mai 1934.

Portes, M. (2004). « Désportiviser l’EPS » pour la sauver ! est-ce bien raisonnable ? 4èmes Rencontres de l’EPS « Un défi pour l’EPS : rendre enfin compréhensibles ses rapports avec le sport ». AEEPS, Montpellier, 24-27 octobre 2004.

Rochex, J.-Y. (2009). Culture et développement de la personne. Site EPS & Société, 1er octobre 2009.

SNEP (2014). L’identité de l’EPS : l’étude des APSA. Site SNEP-FSU, Guide méthodologique Programmes, Fiche n°4, Mars 2014.

Snyders, G. (1986). La joie à l’école. Paris : Presses universitaires de France.

Terrail, J.P. (2014). D’un socle à l’autre. Site du GRDS, 5 décembre 2014.

Cet article, publié dans Education Physique et Sportive, Système scolaire, est tagué , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Laisser un commentaire